Les décors oubliés
Jean-Baptiste Lavastre naquit à Nîmes, le 27 août 1834. Son père, petit fabricant de chaises, le plaça, dès qu’il sortit de l’école, vers l’âge de treize ou quatorze ans, chez un peintre en bâtiments qui exerçait son industrie dans une rue de la vieille ville.
Si quelquefois, en dehors de ce travail prosaïque, il fit de timides essais de peinture d’ornement, on peut dire que ce fut avec ses aptitudes personnelles d’enfant curieux d’apprendre, avec ses modestes connaissances d’écolier studieux.
En effet, il suivait assidûment les cours de l’école de dessin que dirigeait alors M. Boucoiran, et, dans les heures de loisir que lui laissait son patron, il courait la campagne avec un album qu’il remplissait de croquis, ou une boite à peindre...
Voyant la facilité et les rapides progrès de son élève, qui était résolu à quitter sa ville pour Paris, le Directeur de l’École le présenta à M. Feuchère, architecte du département et ancien décorateur de l’Opéra. Celui-ci lui donna une lettre de recommandation pour son camarade, le fameux Despléchin, et Lavastre se mit en route.
Reçu parmi les élèves de Despléchin, il passait une partie de sa journée dans l’atelier du décorateur de l’Opéra. Le soir, il suivait régulièrement les cours d’une école municipale de dessin, et, rentré chez lui, il employait encore une partie de la nuit à dessiner et à étudier.
Il exposa pendant quelques années des paysages qui lui firent honneur et dans lesquels il montrait un sentiment de composition déjà personnel.
Despléchin ne s’y trompa point. Il l'entraina de tous ses conseils dans la carrière qu'il devait un jour illustrer, et, avec cette foi communicative des croyants, il lui fit entrevoir tout ce qu’il y a d'élevé dans l’art du décor tel que les maîtres l’ont compris.
Longtemps on a considéré à tort la peinture de théâtre comme un art secondaire. A entendre certains esprits étroits, le grand art ne saurait trouver place dans les régions inférieures de la peinture décorative en général.
Lavastre avait compris tout cela dans les paternels conseils de son maître et il allait désormais consacrer toute la vigueur de son esprit à l’élude des connaissances multiples qui devaient lui permettre d’arriver en quelques années au premier rang.
En dehors des difficultés que présente la connaissance pratique des moyens d’exécution, et qu’il surmonta si rapidement à force de volonté, Lavastre se livra tout entier avec l’élan passionné de ses vingt ans à l'étude approfondie de l’Architecture, de la Perspective et de l’Archéologie. Mais que de labeurs, que de veilles devaient lui coûter ses futurs triomphes !
Travailleur infatigable, il ne quittait l’atelier Despléchin que pour se rendre à celui de l’Opéra. On le voyait fort peu en dehors de ce champ d’étude sur lequel s’est concentrée toute sa vie.
Despléchin qui avait pris son élève en haute estimes dès ses débuts, n’avait pas tardé à lui confier une partie de ses plus importants travaux. Une des premières peintures qu’il exécuta avec son maitre fut la décoration murale des grands panneaux représentant les villes de Paris, Marseille, Montpellier et Genève qui se trouve encore aujourd’hui dans les salles du buffet de la gare de Lyon-Perrache.
Lavastre fut à partir de ce moment le principal collaborateur de son maître jusqu’au jour où il devint son associé vers 1863. Il avait alors vingt-huit ans. Déjà, il avait exécuté les décors d’un grand nombre d’ouvrages qui périrent dans l’incendie de la salle de la rue Le Peletier. A la fin de l’année 1871, Despléchin mourut, et son élève prit la succession de ses travaux.
M. Halanzier venait d’être nommé directeur de l’Opéra. Il mit au concours un projet de décoration de la Coupe du roi de Thulé : le tableau représentant la mer. Lavastre l’emporta sur un groupe d’artistes tous célèbres et distingués dans leurs genres, ce qui mit définitivement sa personnalité en lumière.
Peu de temps après s’ouvrait le nouvel Opéra, et il fut dès lors chargé des décorations les plus considérables, soit pour la réfection du Répertoire, soit pour les pièces nouvelles.

Esquisse préparatoire pour la décoration du plafond de l''Opéra comique 1879
dessin à l'encre sur calque
On peut citer parmi ses tableaux du Répertoire les plus admirés : la place publique de la Juive et la neige du Prophète, l’intérieur de l’Alchimiste, la prison et l’apothéose de Faust le jardin de Chenonceaux des Huguenots, le vaisseau de l’Africaine , la gorge aux loups du Freyschütz, les deux grands palais de Don Juan, le cloître de Robert le Diable, le lac de Guillaume Tell, la terrasse d’Elseneur et le lac d’Ophélie d’Hamlet, l’incendie du 5éme acte de la Reine de Chypre, le 1er acte de la Muette et le parc du château de Chinon de Jeanne d'Arc.
Pour les pièces nouvelles il donna à l’Académie nationale de musique les décors suivants, qui lui valurent autant de triomphes : le palais d’Indra du Roi de Lahore, l’intérieur grec et les rochers du quatrième acte de Sapho, le quatrième acte du Cid, l’intérieur et l’enfer de Françoise de Rimini, les Arènes d’Arles dans le ballet de la Farandole l’auberge de Tabarin, l’atelier et la place publique d’Ascanio, l’arbre de vie du ballet Yedda, le village breton du ballet la Korrigane, l’intérieur égyptien et Memphis d’Aïda, le palais et l’église de Lohengrin.
Peu de temps après son arrivée à Paris, Lavastre y avait appelé son frère ainé Antoine ; il l’avait aidé de ses conseils, et en avait fait un dessinateur de perspective théâtrale des plus habiles. Après avoir été longtemps le collaborateur de Cambon, Antoine Lavastre, à la mort de celui-ci, en 1876, était devenu l’associé de son ami Carpezat, l’un des plus brillants élèves de ce maître, et tous deux avaient pris son atelier. L’aîné des Lavastre mourut en 1883, et Jean- Baptiste s’associa alors avec Carpezat dont il était aussi l’ami depuis de longues années.
Les beaux succès de Lavastre se continuèrent dans cette association, et les deux grands artistes rivalisèrent de talent dans une série de décors dont les plus fameux sont, pour l’Opéra : le deuxième acte du Tribut de Zamora, le troisième acte de Henri VIII, le cirque romain de Polyeucte, le quatrième acte de Patrie, le tableau du ballet les Deux Pigeons, le lac, le palais enchanté et la forêt de Sigurd.

"Aïda" - " L 'entrée de la ville de Thèbes" Opéra Garnier 1880, maquette à plat encre sur carton
Pour le Théâtre-Français, ils peignirent : la chambre de la Reine dans Hamlet, le château de Nangis de Marion Delorme, la place publique du Cid, le palais de Zaïre, la maison de Triboulet dans le Roi S’amuse, la chambre de la Reine de Ruy-Blas, le premier et le deuxième acte de Garin, et la Conciergerie du quatrième acte de Thermidor.
La Direction de l’Opéra-Comique fit aussi appel au talent de Lavastre, et il exécuta pour ce théâtre un grand nombre de décors parmi lesquels il faut mentionner surtout : la forêt de Saint-Germain de Cinq- Mars, le cirque de Carmen, les bains de Cléopâtre, le paysage des environs de Bruxelles du Comte d'Egmont, le troisième acte d’Esclarmonde, la forêt vierge de Lakmé, le désert de Joseph, l’intérieur et le vaisseau de la Perle du Brésil, le palais de Zampa, des tableaux pour Jean de Nivelle, les Noces de Figaro, le Roi l’a dit, Maître Ambros, la Nuit de Saint-Jean, Psyché, les Contes d‘ Hoffmann , Roméo et Juliette, Richard Cœur de Lion, le Roi malgré lui, le Songe d’une Nuit d’été, la Tempête et le Roi d'Ys.
Tous les grands théâtres s’adressèrent à Lavastre dont la renommée comme maître décorateur était devenue presque universelle.
Ne pouvant répondre à toutes les commandes qui lui venaient, non-seulement de France, mais encore de l’étranger, il sut choisir, avec le caractère et la dignité d’un homme épris de son art, entre les séductions de la fortune et les hautes conceptions de ses rêves. Jamais il ne dérogea aux principes de sa foi esthétique, et son talent fait de probité ne consentit jamais à servir des entreprises dans lesquelles il ne voyait que des succès d’argent sans bénéfice pour le renom de l’Art français.
Même pour les grands théâtres de genre qui le sollicitèrent, il ne peignit que les scènes dans lesquelles l’indépendance de ses idées et ses ressources d’imagination pouvaient se donner libre cours.
C’est ainsi qu’il brossa pour le théâtre de la Gaité des décors étincelants de fantaisie et de charme comme l’Olympe d’Orphée aux Enfers, le ravin et le palais des diamants de Geneviève de Brabant, le paysage des moissons du chat-botté et d’autres délicieuses fééries, poétiques incursions au pays des songes, qui montraient encore, sous les couleurs les plus spirituelles, un des côtés curieux de son inépuisable facilité.
En dehors de ses grands travaux scéniques pour lesquels il a exécuté près de trois cents maquettes en l’espace de vingt années, Lavastre a peint un assez grand nombre de plafonds de théâtres et de rideaux d’avant-scène. Bien des salles de spectacle et leurs foyers lui doivent leur décoration intérieure. ( celui de la Porte Saint Martin, de la deuxième salle Favart , de l'Opéra-Comique, les rideaux de l'avant scène du Théâtre des arts de rouen...)
Dans la section des Arts du théâtre à l’Exposition universelle de 1878, comme à celle de 1889, un des attraits consistait en une série de maquettes des principaux décors exécutés par Lavastre pour l’Opéra.
A la suite de l’Exposition de 1878, il fut nommé Chevalier de la Légion d’honneur.
Vers 1878, l’État et la Ville de Paris le nommèrent membre des Commissions supérieures des Beaux- Arts chargées de juger les concours et les travaux artistiques. Il fut également membre de la Commission des travaux d’art de la Manufacture nationale des Gobelins pour laquelle il exécuta plusieurs modèles de tapisseries, et remplit les mêmes fonctions à la Manufacture nationale de Sèvres.
Il fut encore nommé par la Ville de Paris membre de la Commission des Fêtes. Ce titre ne devait pas être une sinécure lors de la grande Exposition de 1889, qui dut à Lavastre une si large part de ses inoubliables magnificences.
Il peignit le défilé allégorique et charmant d’ élégantes figures qui couronnaient le Dôme Central, le Dôme des palais des Beaux-Arts et des Arts libéraux.

Esquisse préparatoire de la décoration du Dôme central exposition universelle 1889
dessin à l'encre sur papier
A peine venait-il de terminer ces peintures qu’il exécuta la colossale décoration de l’Ode Triomphale de Maria Holmès au Palais de l'Industrie. Cette décoration occupait le quart de la surface de la nef. Le rideau circulaire mesurait 60 mètres de large sur 27 de haut. C’est le plus vaste qui ait été fait jusqu’à ce jour.
Lavastre, par son activité dévorante et sa puissance d’exécution, avait largement mérité, en menant à bien de tels travaux, la reconnaissance de la Ville de Paris dont les splendeurs et les fastes étaient en grande partie son œuvre. Il fut nommé officier de la Légion d’honneur le 1 er mai 1889.
Les travaux vraiment extraordinaires qu’il avait pu accomplir dans l’année 1889 devaient enfin avoir raison de sa vaillante nature. Un an après l'Exposition qui avait consacré son nom de peintre, il fut atteint du terrible mal qui devait l’emporter. Cependant, il ne put se résigner à abandonner le travail, les joies intellectuelles pour lesquelles il avait vécu sans partage.
Jusqu’à son dernier souffle il s’occupa de la direction de son atelier, prodiguant ses conseils à ses élèves et à ses collaborateurs, et mourut, le 24 septembre 1891, dans sa campagne de la Jonchère en Seine et Oise. Il nous laisse le souvenir d’un noble artiste, d’une vie empreinte d’idéal et de désintéressement, et des œuvres assez belles pour lui assurer une place considérable dans l’histoire de l’Art décoratif du 19 -ème siécle, dont il restera un des maîtres les plus expressifs et les plus séduisants.