Les décors oubliés
La décoration théâtrale

De l'esquisse au décor final...
Pour expliquer ce qu’est la décoration théâtrale nous allons suivre les étapes depuis le premier moment jusqu’à l’heure où elle apparait au public c’est à dire depuis l'éclosion de l'idée d'un décor dans le cerveau de l'artiste jusqu'à sa complète réalisation, s'entend jusqu'à ce qu'elle soit peinte sur toile et clouée sur châssis.
L'artiste qui suit l'ordre logique des travaux prend d'abord connaissance du manuscrit afin de se renseigner sur l'époque, le lieu et même l'heure de l'action. Il doit s'ingénier non seulement à ajouter à l'intérêt d'une situation dramatique par les proportions harmoniques de la décoration et du drame, mais encore s'appliquer, par l'heureuse combinaison de ses plans, à rendre plus faciles et plus naturelles l'entrée en scène des personnages et leur sortie. On commence par communiquer aux peintres le manuscrit de l'ouvrage que l'on se propose de représenter ; ce ne serait pas assez de donner seulement communication de la description du décor tel que les auteurs l'ont déterminé. Les artistes ont besoin d'étudier dans chaque scène ce qui peut être relatif aux entrées, aux sorties, etc. Ils ont même besoin, en dehors de toute nécessité scénique, de connaître le caractère de l'ouvrage ; et selon qu'il sera gracieux ou sévère, ils sauront donner à leur décoration un aspect différent.
Le résultat de cet examen du manuscrit est la présentation d'une ESQUISSE :
L'idée suffisamment mûrie, son crayon la traduit en fait sur le papier; alors il la corrige, la modifie, y retranche ou y ajoute, selon les convenances du théâtre et l'espace mis à sa disposition. Le dessin définitivement adopté par lui, il fait une esquisse peinte ; quelques-unes, de la main de certains peintres de décorations, sont estimées tableaux de valeur ; mais l'esquisse, séduisante pour les yeux, ne donne que la vue d'ensemble et n'indique pas suffisamment au machiniste les travaux à exécuter et les difficultés à vaincre, pour la plantation du décor la maquette doit indiquer tout cela.

Aïda Opéra Garnier esquisse préparatoire J.B Lavastre

Maquette en restauration et mise en volume
Une MAQUETTE, construite en carton à l'échelle de 3 centimètres pour un mètre, reproduit avec la plus scrupuleuse fidélité toutes les dispositions et tous les détails de la décoration future.
Les maquettes sont quelquefois tracées à l'encre relevée de quelques tons de gouache. Le plus souvent elles sont peintes. En construisant sa maquette, l'artiste a déjà prévu la façon dont elle sera éclairée. On place cette maquette sur un petit modèle de théâtre. Les châssis, rideaux, plafonds et praticables sont figurés avec du carton, peint comme doit l'être la décoration. Ce travail fait, chacun vient l'étudier et le critiquer ; le régisseur veut une entrée d'un côté, l'auteur en veut une d'un autre, le maître de ballet, les acteurs, chacun dit son mot et déplace les morceaux de carton, au grand détriment de l'œuvre, qui sort quelquefois de là toute mutilée et défigurée. Une maquette c’est le décor réduit aux proportions d'un théâtre d'enfant. Il existe au moins un de ces théâtres dans chaque atelier. La décoration réduite, mise en place dans le théâtre lilliputien, auteur, directeur, machiniste en chef sont donc conviés par l'artiste pour discuter son projet. On peut dire de ces maquettes que ce sont de petits chefs-d’œuvre. Elles donnent aussi exactement que possible l'impression de la décoration elle-même. Les avis échangés et toutes choses convenues, l'exécution définitive commence.
Il s'agit de peindre maintenant LE DECOR :
Les procédés techniques n'ont pas variés depuis que pour la première fois un décor est venu encadrer une action dramatique. Les matières colorantes, sauf de rares exceptions, doivent être diluées dans un liquide, faisant fonction de mordant, qui s'applique sur la surface à recouvrir, et qui, sec, y maintient plus ou moins solidement la couche de couleur.
Les couleurs mêlées aux diverses huiles siccatives (huile noix, de lin, de pavot…) montrent une puissance et une vigueur particulières, surtout lorsqu'elles sont vernies. Par contre, elles noircissent assez rapidement ; la toile peinte à l'huile perd toute souplesse ; si elle est soumise à des déplacements répétés, à des variations de température, la couleur se fendille, se casse et la toile trop sèche se déchire. Qu'on ajoute à ces inconvénients, celui d'un éclat gênant, qui miroite aux lumières. D'autre part, les couleurs à l'huiles sèchent lentement et ne laissent pas que d'être coûteuses, quand on les emploie sur de grandes surfaces.
La peinture théâtrale eut donc recours, à ses débuts, à la peinture à la détrempe, parfaitement appropriée au but à remplir. Les décors n'ont cessé d'être peints
en détrempe. A peine utilise-t-on, dans des cas restreints, lorsqu'il s'agit de parties à éclairer par transparence, de l'essence de térébenthine et des vernis à
base de gomme copal, dont se servent les peintres de stores.
La peinture à la détrempe est la plus ancienne que l’homme ait mise en œuvre. On l'a trouvée dans les hypogées (sépulture, crypte…) de l'Egypte et de l'Étrurie; elle a précédé la peinture à la cire ou à l'encaustique, qui, néanmoins, remonte à une haute antiquité.
Dans la peinture en décors, l'agent qui sert de fixatif est la colle de peau (de lapin, parfois de vache ou de porc) que l'on choisit aussi blonde, aussi claire que possible, pour que la matière colorante ne soit pas grisée ou salie. On emploie à peu près toutes les couleurs métalliques ou végétales, terres, ocres et laques. Elles sont contenues dans des poteries, broyées à l'eau, à l'état de-consistance pâteuse. Lors de l'emploi, on les mêle à une dissolution de colle chaude, plus ou moins épaisse. Les tons clairs, surtout les ciels, sont peu encollés, pour ménager l'éclat de la couleur, aussi tiennent-ils moins que les tons soutenus que l'on colle davantage.
Néanmoins, une peinture à la détrempe résiste à un lavage et parfois, lorsque le peintre décorateur veut adoucir des parties qui sont venues dures et sèches d'effet, il a de la peine à baisser les tons et à fondre les contours ; il faut éponger à plusieurs reprises.
Les châssis, les plafonds et les rideaux, sont amenés de l'atelier des machinistes et, étendus sur le soldes vastes hangars, très éclairés, qui constituent les ateliers des peintres. Là, ils reçoivent un premier apprêt. Sur les toiles et les bois bruts, on étend, au moyen de balais, une première couche, bien encollée, de blanc de Meudon ou d'Espagne, que l'on additionne au besoin d'autres couleurs, si l'on veut déterminer un ton local.
Les décors d'architecture, qui exigent un travail préalable de dessin plus compliqué, sont plutôt couchés ou imprimés en blanc. La matière colorante unifie un peu le tissu rugueux de la toile à décor et permet le travail de la trace, souvent très long et difficultueux.
La trace, réservée aux « perspecteurs », s'ébauche en masse avec des charbons de bois, emmanchés dans de longs porte-crayons, de façon à ce que l'artiste puisse travailler debout. Les grandes lignes sont tringlées au moyen de ficelles noircies, que l'on tend aux extrémités, tandis que le milieu, relevé et lâché subitement, vient cingler la toile, en laissant une longue marque, mince et rectiligne...
L'ébauche au crayon terminée, les traceurs reviennent sur les traits avec des pinceaux fins et souples qu'ils trempent dans une encre spéciale, le plus souvent
une simple décoction d'extrait de bois de campêche.
Le trait ainsi obtenu ne se délaiera pas sous les couches subséquentes ; il transparaîtra suffisamment, quel que soit le nombre et l'épaisseur de ces
couches.
Quelquefois aussi, la combinaison architecturale est à ce point chargée de détails que, pour ne pas fatiguer la couche d'impression, on préfère exécuter le trait sur un fort papier. Le grain du papier, toujours moins rugueux que celui de la toile, rend moins pénible le travail du dessin. Le trait arrêté à l'encre est piqué dans ses menus détails au moyen d'aiguilles emmanchées, des piquoirs. Le papier est transporté en place sur le rideau ou sur le châssis. Du noir de fumée, enveloppé dans une poche de calicot promenée sur le dessin, filtre par les trous de l'aiguille et retrace en une série de points noirs rapprochés le dessin préalablement exécuté. Il faut se hâter de passer à l'encre cette image ainsi décalquée, que le moindre accident viendrait effacer. Le dessin piqué est un poncif ; la poche de noir de fumée se nomme une ponce.
Le décor tracé est livré aux peintres, qui, en nombre plus ou moins grand, attaquent la superficie à peindre. Ils posent d'abord les tons locaux ou généraux,
préparés dans de vastes pots, sous la surveillance du chef de l'atelier. Celui-ci s'en réfère au modèle de la décoration, la maquette, qu'il a établie au préalable et utilise la technique du carreau qui consiste à reproduire chaque carreau de trois centimètres de la maquette en un mètre sur la toile.
La couleur est étalée au moyen de balais spéciaux, énormes pinceaux, destinés à couvrir rapidement les parties à peindre.
Les ateliers de peinture en décors sont sous la direction d'un artiste qui, en outre d'un talent reconnu, doit disposer d'un capital parfois considérable. C'est un véritable entrepreneur, ses travaux lui sont réglés, non pas à l'estimation, mais au prix du mètre superficiel, Ce prix du mètre varie selon les théâtres.
L'architecture est payée à un taux supérieur à celui du paysage.
Le mot pinceau est rayé du vocabulaire du décorateur pour le théâtre il ne peint pas, il brosse. Une décoration pour un grand théâtre développe en moyenne de mille à quinze cents mètres.

L'atelier d'un peintre décorateur
Poncif original pour la décoration d'une toile

Le décor achevé est porté au théâtre. Là, chaque morceau est mis en place, et l'on peut procéder au réglage. C'est ainsi que l'on appelle une opération assez longue et assez compliquée qui consiste à opérer, avec le machiniste, la mise en état et ensuite à donner aux gaziers toutes les indications nécessaires pour que le décor soit éclairé comme il doit l'être. Naturellement c'est le décorateur qui règle l'éclairage de son tableau. Pour faire briller un clair de lune, pour faire pénétrer un rayon de soleil à travers les vitraux d'une cathédrale, pour produire des lueurs féeriques, on emploie la lumière électrique. Quand on est parvenu à l'effet voulu, quand les machinistes ont marqué tous leurs repères, quand les gaziers ont noté la place et le feu de chaque herse, de chaque portant, quand les électriciens ont pris leurs notes, on démonte, et le décor peut désormais paraître devant les yeux du public.